A la tribune de la Société des Nations, Aristide Briand proposa le 5 septembre 1929, d’instituer “une sorte de lien fédéral” entre les 27 Etats européens membres de l’institution genevoise. A en croire un témoin de la scène, le militant européiste Richard Coudenhove-Kalergi, « un tonnerre d’applaudissements accueillit cette déclaration ». Il est vraisemblable que ovations vinrent surtout des tribunes du public et des journalistes qui goûtait particulièrement l’art oratoire du premier délégué de la France, alors que certains leaders européens semblent accueillir le projet français avec beaucoup plus de prudence : selon la journaliste française Geneviève Tabouis, « MacDonald demeure renfrogné à son banc ; Stresemann, devenu d’une maigreur effrayante, baisse la tête et ne bouge pas ».
La proposition d’Aristide Briand, alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, intervient pourtant dans un contexte favorable pour l’idée européenne, qui connaît à cette époque un grand succès auprès des élites intellectuelles, politiques et économiques du vieux continent, qui s’emploient à la populariser au sein des opinions publiques et cherchent à l’imposer aux décideurs politiques. L’intérêt de Briand lui-même pour l’idée européenne remonte vraisemblablement au milieu des années 1920, plus précisément à l’époque des accords de Locarno (octobre 1925). Il déclarera lui-même aux députés français, le 31 juillet 1929 : “Il y a quatre ans que je réfléchis à ce vaste problème”. Entre temps, il a accordé son parrainage à la plupart des grandes associations pro-européennes du temps : l’Union paneuropéenne du comte Coudenhove-Kalergi, le comité français de l’Union douanière européenne d’Yves Le Trocquer ou encore le Comité fédéral de Coopération d’Emile Borel. D’ailleurs, en septembre 1929, il ne manqua pas de rappeler aux délégués de la SDN qu’il s’était « associé pendant ces dernières années à une propagande active en faveur d’une idée qu’on a bien voulu qualifier de généreuse, peut-être pour se dispenser de la qualifier d’imprudente ».
En soutenant le projet d’une union européenne, Briand a bien présentes à l’esprit, les préoccupations du moment, notamment les blocages dans le domaine économique, les mesures proposées par la conférence économique internationale de Genève de 1927 n’ayant pas été vraiment entendues, notamment s’agissant de mettre fin à l’accroissement des tarifs douaniers et d’initier une diminution des mesures protectionnistes. Il dit ainsi dans son discours que « l’Association agira surtout dans le domaine économique : c’est la question la plus pressante ». Mais le président du Conseil français donne également une forte dimension politique à son projet : il s’agit dans son esprit de pallier les insuffisances de la sécurité collective et d’encadrer le révisionnisme allemand de plus en plus menaçant.
Sur le moment, la proposition de “lien fédéral” est accueillie favorablement par les délégués européens de la SDN et ces derniers chargent alors Briand d’élaborer pour la prochaine session de l’Assemblée de la SDN (septembre 1930) un mémorandum précisant les points essentiels sur lesquels devait porter le projet d’union européenne. C’est Alexis Léger (plus connu sous le nom de plume de Saint-John-Perse), son chef de cabinet, en même temps que directeur des Affaires politiques et commerciales du Quai d’Orsay, qui va s’acquitter de cette tâche, non sans avoir tenu compte des différents points de vue en présence au sein du ministère. Le 17 mai 1930, la France peut ainsi adresser aux 26 États européens membres de la Société des Nations un « mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne », premier plan d’organisation du vieux continent jamais proposé officiellement par un gouvernement européen.
Il s’agit d’un texte relativement court, qui utilise une terminologie volontairement imprécise et contradictoire, parlant à la fois de «fédération», d’«union», d’«association» ou encore de «communauté européenne», et affirmant le plus strict respect de la «souveraineté absolue et de l’entière indépendance politique» des nations européennes. Il prévoit la signature d’un «pacte d’ordre général» par lequel les États membres s’engageraient à tenir des réunions périodiques ou extraordinaires « pour examiner en commun toutes questions susceptibles d’intéresser au premier chef la communauté des peuples européens ». Le mécanisme institutionnel de cette « union européenne », qui devait prendre place dans le cadre de la Société des Nations, consisterait en une « conférence européenne » composée des représentants de tous les gouvernements européens membres de la SDN, un « comité politique permanent » (exécutif européen) et un secrétariat. Si les problèmes économiques se trouvaient explicitement subordonnés aux problèmes politiques, le mémorandum français envisageait néanmoins, de manière assez prophétique, « l’établissement d’un marché commun pour l’élévation au maximum du niveau de bien-être humain sur l’ensemble des territoires de la Communauté européenne », formulation qui n’est pas sans rappeler celle utilisée, en 1957, par le traité de Rome créant la Communauté économique européenne…
Malheureusement, Briand joua de malchance. Entre sa proposition de septembre 1929 et le mémorandum de mai 1930, le contexte international changea radicalement : le ministre allemand des Affaires étrangères, Gustav Stresemann, avec lequel il avait entamé depuis 1925 un fragile rapprochement, mourut en octobre 1929, et on allait assister avec ses successeurs à un durcissement de la politique allemande à l’égard de la France. Quelques semaines plus tard, c’était une violente crise boursière qui frappait Wall Street et qui allait profondément modifier les rapports économiques internationaux, entraînant un réflexe général de repli national. Tout cela joua incontestablement dans le positionnement plutôt négatif que les gouvernements européens adoptèrent au sujet du projet français. Les réponses des 26 gouvernements européens arrivées au Quai d’Orsay à l’été 1930, tout en reconnaissant la nécessité d’une coordination européenne, avançaient une série d’objections, relatives notamment au mécanisme institutionnel prévu qui risquait de nuire à la SDN, ou à la subordination de l’économique au politique. Pour sa part, l’Allemagne voyait dans le projet le moyen pour la France de maintenir le statu quo territorial et sa suprématie en Europe, et c’est pourquoi elle envisagea dès lors « un enterrement de première classe pour l’action de Briand ». Quant aux Britanniques, ils donnaient à ce moment la priorité à leur empire et s’inquiétaient des menaces que le projet français faisait peser sur la Société des Nations, institution au sein de laquelle ils occupaient un rôle prédominant.
Le plan français constitua néanmoins, en septembre 1930, le sujet principal des séances plénières de l’Assemblée de la SDN, qui décida finalement de créer une modeste « Commission d’étude pour l’Union européenne » chargée d’analyser les modalités de la coopération européenne. La présidence en fut naturellement confiée à Aristide Briand. La Commission tint cinq sessions de 1930 à 1932, abordant notamment les problèmes liés à la crise, et invitant la Turquie et l’URSS, alors non membres de la SDN, à se joindre à ses travaux. Mais Aristide Briand, physiquement épuisé, ne parvint pas à s’engager aussi pleinement que nécessaire dans la vie de cette commission et elle cessa de se réunir dès 1932. Le rêve européen d’Aristide Briand avait vécu.
Mais par cette première tentative d’unification européenne, la France s’affirmait déjà comme le principal moteur de la construction européenne, un rôle qu’elle allait retrouver au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. D’ailleurs, près de 20 ans jour pour jour après le mémorandum Briand, le ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman, ne faisait-il pas explicitement allusion, lors de sa célèbre déclaration du 9 mai 1950, à l’œuvre de son lointain prédécesseur, en déclarant : « En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix »…
Jean-Michel Guieu